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« Ne jamais arriver », de Béatrice Commengé : le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault

« Ne jamais arriver. Le voyage d’Ovide », de Béatrice Commengé, Verdier, 158 p., 18 €, numérique 15 €.
Tout commence par une photo de rien du tout sur Wikipédia, une vignette représentant une île de petite taille, apparemment toute ronde, couverte de végétation, portant le nom d’Ovide. C’est une île symbolisant toutes les îles, une île parfaite en quelque sorte, dont l’encyclopédie précise qu’elle est sans doute celle où mourut le poète latin en 18 de notre ère, il y a plus de deux mille ans. Le contraste entre ce lieu paradisiaque, posé sur une mer étale, et l’évocation mélancolique et morose que fait l’auteur des Métamorphoses du pays de son exil dans les Tristes et les Pontiques suscite la curiosité de Béatrice Commengé.
Elle veut aller vérifier par elle-même : suivre, par voie terrestre et maritime, l’itinéraire du poète, qui la conduit de l’Italie à l’actuelle Roumanie, en passant par la Grèce et la Bulgarie, de Brindisi à ­Tomis (aujourd’hui Constanta), dont l’île est proche. Elle prépare minutieusement son voyage, prévu pour mars 2020. Elle veut arriver à bon port le jour anniversaire d’Ovide, le 20. Or, le 17 de cette année-là, on a tous été immobi­lisés, enfermés chez nous. Assignés à ­résidence, comme Ovide.
On ne connaît pas bien les raisons de la relégation d’Ovide par Auguste. Faire silence sur sa cause faisait partie de la peine. Dans les lettres adressées à ses amis, le poète n’en parle jamais. Il ne fait que pleurer sur tout ce qui lui manque : les champs pleins de fruits de son pays natal, les saules verdoyants, la vigne et les oliviers. « Sulmo est ma patrie où abondent les eaux fraîches… » Chez les Gètes et les Sarmates, tout n’est que vent et glace, la terre est sans fruits, les campagnes sont nues, « sans verdure et sans ­arbres », écrit-il encore. Cet exil ne fait pas perdre ses droits au citoyen romain : il conserve ses biens, et c’est en compagnie qu’il se rend aux confins. Mais l’ignorance sur le temps du retour lui est insupportable. « Aucun terme n’était prévu à la relégation d’Ovide et cette absence de borne à sa peine en faisait tout le supplice. » Au cours de son exil, il n’a cessé d’espérer être envoyé ailleurs, sinon revoir sa maison. « Etre ailleurs, écrit Béatrice Commengé, c’est se trouver en un lieu où le monde “d’avant” est inatteignable. »
De ne pouvoir se faire, le voyage à ­Tomis devient intérieur. L’éloignement des espaces favorise le rapprochement des temps. Pendant deux ans, la narratrice de Ne jamais arriver piétine et attend. Elle fait de l’Insula Ovidiu, comme l’appellent aujourd’hui les Roumains, une terre de rêverie où elle concentre toutes ses arrivées et tous ses départs, la traversée d’Alger à Marseille les étés de son enfance, le premier voyage à Rome. Elle y superpose toutes les îles visitées, celle des Pêcheurs sur le lac Majeur, l’isola San Giulio vue depuis le Sacro Monte d’Orta, l’île de Chios où elle a été un jour chercher les traces d’Homère.
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